Michel Samson vous présente Arts et essais
Chronique par Michel Samson le 18 Oct 2016
Durant plusieurs mois, Michel Samson a raconté pour Marsactu les arcanes de la justice à Marseille. Il revient en cette rentrée avec l’envie d’explorer les créations, lieux, acteurs et publics de la culture. Son idée, notre idée, est de proposer un regard sur ces propositions culturelles et artistiques qui interrogent la ville, parle d’elle et de (certains de) ses habitants. Pour ce nouvel épisode de la série, Michel Samson suit les pas d’une balade urbaine vécue comme un spectacle.
Je voulais raconter quelques films présentés par Films Femmes Méditerranée dont les 11e Rencontres viennent de se clore à Marseille. Dire l’émotion créée par le superbe Exotica, Erotica, Etc que la cinéaste grecque Evangelia Kranioti a filmé magnifiquement – le mot est faible – à bord de porte-conteneurs sur les océans du monde durant des années. Avant d’en faire une fiction évoquant les inoubliables histoires d’amours entre marins et putains. Décrire l’étonnante Histoire d’une mère inspirée par un conte d’Andersen que la jeune actrice Lou Lesage a présenté au Prado, avant la sortie prévue en février 2017 ; ou décrire ces films d’Albanie ou de Roumanie qui révèlent des paysages incroyablement datés. J’aurais alors parlé de metteuses en scène jeunes et talentueuses.
Et puis, samedi midi, j’ai entendu ceci : « Se souvenir du bruit du clair de lune, lorsque la nuit d’été se cogne à la montagne, et que traîne le vent, dans la bouche rocheuse des Monts Liban. » Bénédicte Sire lit ce poème de Nadia Tueni, on imagine un paysage nocturne et de montagne, les deux boulangers écoutent avec nous, ils connaissent le Liban, ils y sont nés. Maintenant ils dirigent les Cèdres, rue d’Aubagne. Nous sommes une dizaine devant l’énorme machine à pain de ces chrétiens maronites qui fournissent toute la région en pain libanais. Ils fabriquent aussi de délicieux petits chaussons aux épinards. Bénédicte Sire, qui lit ce poème dans la boulangerie, nous guide depuis plus de deux heures dans le quartier Noailles [1] : elle le met en scène. Le parcourir avec cette actrice qui a fait ses classes au théâtre national de Strasbourg, c’est faire un voyage en compagnie de personnages qu’elle raconte et qu’elle nous présente : pizzaïolos, épiciers, vendeurs d’encens, ils portent l’histoire de leur famille, de leur origine, de leur pays dans la ville qu’ils font vivre et nourrissent. Car cette documentariste – oui, elle l’est aussi [2] – met en scène le réel. L’expression parait exagérée, elle dit l’essentiel : dans ce quartier resté cosmopolite, elle transforme la balade en spectacle pour autant qu’on comprenne que documentaire et fiction relèvent du même art.
Pour entrer dans ce théâtre du réel, rendez-vous a été fixé devant chez Toinou, le meilleur écailler de France, de Navarre et de Marseille. Néné, « le petit » – c’est ce que signifie ce surnom en espagnol -, dirige le banc de coquillages dans lequel il travaille depuis des décennies. D’ascendance républicaine en Espagne, il nous raconte son arrivée à Marseille dans un couffin en 1966. Quelques mètres après, Farid le Tunisien de Chez Yacine nous fait goûter son kefatji, ce mélange de pommes de terre, de poivrons, de courges et d’œufs accompagné de frites maison en nous expliquant comment ce plat est tellement populaire en Tunisie. On écoute, on regarde, on comprend, avant que Julia, la fille de la célèbre cuisinière Reine Sammut, décrive le long chemin qui l’a emmenée de Lourmarin à la création de L’idéal, son épicerie fine de la rue d’Aubagne, juste en face de chez Farid. Notre guide nous conduit alors devant chez Sauveur, cette célèbre pizzeria ouverte en 1943, l’année où l’armée allemande dynamita le Panier, le quartier où vivaient tous les pizzaïolos de l’époque. Rencontrer, goûter, imaginer le voyage continue : « Dame Lune revient, parée de ses reflets, Lune pourquoi t’attaches-tu aux hommes, je ne suis qu’un fantassin de la forêt de bambous », on est au Vietnam, Cao Ba Quat nous attendait chez Tam Ki, sur la place où se dressaient les Halles Delacroix. Avant que Manu le Cap-Verdien, qui tient l’épicerie créole, musicien, ex-footballeur et organisateur des funérailles difficiles, nous fasse goûter le chorizo boucané et le rhum de son pays aux dix îles. Rue de l’Arc, la plus verte de Marseille.
Je raconte cette promenade urbaine dans une chronique consacrée aux spectacles parce que c’en est un. Que Bénédicte Sire soit aussi auteure de films documentaires n’est pas étranger à la chose : entendre ce que les gens ont à dire et mettre en scène leur réel, le leur faire revivre ou le jouer, est au cœur de la démarche documentaire. Au cinéma, au théâtre, dans la rue. J’ajoute que les rencontres et les récits de ces commerçant(e)s venu(e)s de partout et installé(e)s dans la partie pauvre de Marseille redonnent espoir en cette période où les cohabitations de cultures, de religions et, au fond, de peuples sont réputées dangereuses par ceux qui les évitent…
Savoir raconter des histoires qui font voyager, sur les porte-conteneurs ou à Noailles, n’est pas donné tout le monde. La question n’est pas de savoir si elles sont vraies, mais si elles racontent des choses réellement importantes. Cette semaine en tous cas, au cinéma ou dans la rue, les dames racontaient des choses fortes.
[1] Bénédicte Sire propose des balades urbaines, parmi lesquelles « Repas nomade dans le marché de Noailles », 35 euros repas compris.
[2] Bénédicte Sire a notamment réalisé Voyage avec Paul Cézanne et Voyage avec Vauban.
Marsactu, le 18/10/2016 par Michel Samson