Par Alexandra Schwartzbrod — 22 décembre 2017 à 17:46
Façon originale de découvrir des villes, Bénédicte Sire propose de passer derrière les devantures des commerces. Au programme ce jour-là, le centre de la capitale, avec un petit déjeuner mauricien dans une galerie d’ex-chapeliers, des arts chinois ancestraux dans d’anciens lieux de perdition, une plongée dans l’histoire du music-hall, de la psychiatrie ou du dieu Ganesh…
«Bonjour, je m’appelle Bénédicte, et vous ? D’où venez-vous ? Racontez-moi votre histoire et celle de ce lieu…» C’est ainsi que Bénédicte Sire se présente à celles et ceux dont la devanture a accroché son regard au détour d’une promenade. Curieuse de tout et de tous, cette réalisatrice de documentaires et comédienne aime ouvrir des portes et créer des liens, mettre en scène ses découvertes, rien ni personne ne l’arrête. «J’adore rentrer chez les gens et les faire parler d’eux, mettre en valeur ces populations modestes et diverses qui font la richesse du territoire», dit-elle. Basée à Marseille, elle vient souvent à Paris «pour prendre l’air» et organise en France des balades urbaines insolites dans des lieux dont on croit tout savoir (à Paris, Marseille et Beausoleil pour l’instant). L’idée, mettre en contact des personnes qui n’auraient aucune occasion de se rencontrer autrement.
Ce samedi d’automne, nous sommes une dizaine à la suivre dans le dédale des rues de Strasbourg-Saint-Denis, au cœur de Paris. Rendez-vous a été donné devant la Porte Saint-Denis bâtie au XVIIe siècle à la gloire de Louis XIV. Sous la pluie battante, nous levons à peine le regard sur les figures sculptées et la suivons en courant.
Passage du Prado, escale à l’île Maurice
La verrière ajourée de ce passage date de l’exposition des Arts décoratifs de 1925. Autrefois dédié aux chapeliers, le lieu concentre désormais des coiffeurs venus d’ailleurs. «Partons à l’île Maurice», lance Bénédicte en poussant la porte d’un petit resto mauricien, Le Filao. A 15 h 30, l’endroit est désert mais le patron s’avance, intimidé. «Je m’appelle Sharif, je suis de l’île Maurice. Je suis arrivé à Paris en 1975, je faisais des études de compta que j’ai continuées ici. J’ai ouvert le Filao en 1995, un des premiers restos mauriciens de Paris. Mes arrière-arrière-grands-parents venaient d’Inde où ils cultivaient la canne à sucre. Moi, je me suis marié en France avec une Mauricienne, j’ai une fille, elle fait de la musique classique.» Il nous montre des boîtes de cheddar cheese de la marque Kraft qu’il fait venir de l’île Maurice, un incontournable du petit déjeuner local avec le thé au lait et les œufs au plat. «Avant, de nombreux Mauriciens travaillaient dans les ateliers de confection du Sentier, ils venaient tous déjeuner là. Les Chinois les ont remplacés.» Tout en parlant, il apporte un assortiment de pudding au manioc, beignets à la farine de pois chiche, et gâteaux au piment que les Mauriciens appellent «bonbons piment». Bénédicte sort un mini projecteur et les images d’un film noir et blanc s’affichent sur le mur. Le Docteur Jivago de David Lean (1965). «C’est le dernier film que j’ai vu à l’île Maurice avant de partir», confie Sharif.
Rue de l’Echiquier, on s’étire jusqu’en Chine
Après un bref arrêt à la brasserie Julien, rue Saint-Denis, ouverte en 1896 pour l’expo universelle de 1900 et reconnaissable à ses fresques murales de la Belle Epoque, longtemps simple «bouillon» pour les gens du spectacle qui venaient des théâtres du faubourg puis fermée et rouverte par Flo en pleines grèves de Mai 68, nous gagnons la rue de l’Echiquier.
Au 10, à l’ancien emplacement des concerts Mayol, (…)
On y enseigne les arts chinois ancestraux, du qi gong au taï-chi-chuan. Music-hall, lieu de perdition, bien-être, le corps reste ici central. Bénédicte projette sur un mur les images de Félix Mayol tournées par la première réalisatrice de l’histoire du cinéma, Alice Blaché.
Rue des Petites Ecuries, on se réincarne en Inde
La devanture ne paie pas de mine, on ne peut imaginer ce qui se cache dans ses sous-sols. Nous sommes chez Dharma, centre culturel de la communauté indienne et mauricienne. Avant de nous glisser dans l’escalier qui mène au temple, nous nous arrêtons devant le dieu Ghanesh. «Le premier que nous vénérons, explique une responsable des lieux, c’est le gardien de la maison, il supprime les obstacles», puis Hanuman, «qui incarne la dévotion et la force». Dans la pièce étroite qui fait office de temple, de nombreux dieux et déesses (dont Sarasvati, déesse des artistes) se voient offrir notamment des fruits «qui sont redistribués aux plus nécessiteux», précise notre hôtesse. «En Inde, on naît avec son thème astrologique, dit-elle, on sait à l’avance les périodes difficiles, notamment celles apportées par Saturne qui incarne la souffrance.» Cela tombe bien, le brahmane est astrologue, il peut étudier votre thème astral à partir de votre date de naissance. «Dans l’hindouisme, on croit en la réincarnation, on est donc là pour améliorer notre âme.»
Rue Martel, entre fous et graffitis
Le 4 de cette rue autrefois occupée par les ateliers de verrerie et de faïence a abrité le siège du journal économique les Echos et compté parmi ses habitants l’écrivain argentin Julio Cortázar. Après avoir traversé une cave couverte de graffitis, on débouche sur une galerie d’art, Wallworks. Claude, un ancien producteur de cinéma, l’a ouverte après avoir produit un film de Jacques Baratier dont le tournage se déroulait dans une abbaye du XIIIe siècle devenu hôpital psychiatrique, dans l’Aine. «A la fin, on m’a demandé de rester, ça faisait du bien aux patients. J’ai ouvert un centre culturel dans l’hôpital. En 2009, pour une expo au Grand Palais, on a fait venir des graffeurs de l’hôpital. On a voulu les exposer dans des galeries, elles ont toutes refusé. Alors j’ai décidé d’ouvrir ce lieu dans ce sous-sol, un ancien atelier de confection géré par des Chinois.» Le mini projecteur ressort du sac de Bénédicte et le visage de Cortázar s’affiche sur le mur. «Marcher dans Paris signifie avancer vers moi», dit-il.
Rue de Paradis, avec les juifs persécutés pendant la guerre
«Un jour, je suis entrée ici et j’ai vu ces vieux linotypes en sous-sol datant de 1889, qui imprimaient des journaux pendant la Seconde Guerre mondiale.» Sans le savoir, Bénédicte venait de découvrir le siège de l’Union des juifs pour la résistance et l’entraide (UJRE) un lieu de militants juifs laïcs où on a longtemps imprimé en yiddish le journal la Presse nouvelle. «Là, on a fait de la résistance puis, la guerre finie, on a créé des foyers pour les orphelins, puis des colonies de vacances et des patronages où les enfants étaient élevés dans le militantisme et la laïcité», explique Suzon Pikorki, présidente de l’association des amis de la Commission centrale de l’enfance qui gérait ces activités. Je suis arrivée dans les patronages à l’âge de 4 ans. J’y suis restée comme monitrice, lingère, puis membre de la direction collégiale. Et mes enfants sont allés à leur tour dans les colonies de la CCE.» L’homme de théâtre David Lescot a fait de sa propre expérience un spectacle, la Commission centrale de l’enfance, pour lequel il a obtenu un Molière en 2009. Le 14, rue de Paradis devait être démoli, les associations se sont battues pour garder ce lieu qui va devenir en 2018 un musée virtuel pour perpétuer la mémoire de ces juifs qui ont pris des risques inouïs pendant les années noires.
Moralité, dans chaque lieu, même insignifiant, se cache une histoire et quelqu’un prêt à la raconter. Ce n’est pas un hasard si notre circuit se termine à la médiathèque Françoise-Sagan, ouverte il y a deux ans dans un magnifique bâtiment construit par Balard au XIXe siècle et qui fut léproserie puis prison-hôpital pour femmes. Média. Transmission. Nous y sommes.
LIBERATION, le 22/12/2017 par Alexandra Schwartzbrod